- CANCIONEROS
- CANCIONEROSLa poésie lyrique espagnole de la fin du Moyen Âge nous a été conservée dans de nombreux chansonniers, véritables collections ou anthologies de poèmes. On y a vu à la fois une source précieuse d’information sur de nombreux poètes, un témoignage important sur toute une civilisation, le champ où s’affrontent et s’harmonisent des influences étrangères (françaises et italiennes) et la tradition péninsulaire. La poésie cancioneril déconcerte parfois le lecteur moderne par son formalisme précieux. En dépit de la provenance très diverse des auteurs, elle reste essentiellement une poésie de cour, enfermée sans doute dans des conventions et dans sa recherche constante de l’artifice, source de raffinements sans nombre. Mais elle a le mérite de prendre une nouvelle conscience d’elle-même et de sa fonction, de chercher une nouvelle théorie poétique et de donner à l’auteur devenu un poète un nouveau statut. Cette très abondante quoique inégale floraison poétique est une des manifestations d’une société en mutation. Que ce Revival soit ou non, comme l’a dit Roger Boase (The Troubadour Revival , Londres, 1978), une sorte de phénomène de compensation pour une noblesse castillane en constante croissance mais qui traverse une crise de pouvoir, elle reste l’expression des hésitations et des contrastes de la fin de Moyen Âge, «prépare la grande explosion de la Renaissance et forge déjà l’outil du Siècle d’or» (Clare et Chevalier, Le Moyen Âge espagnol , Paris, 1972).La poésie galicienne-portugaiseLe Cancioneiro de Ajuda , le Cancioneiro de la Vaticana et le Cancioneiro Colocci Brancuti , recueils du XIIIe siècle, nous ont conservé les plus anciens trésors de la lyrique occidentale de la Péninsule. Il s’agit d’une lyrique galicienne-portugaise, qui s’exprime dans des cantigas que l’on peut diviser en trois groupes: les cantigas de amor (ou de ledino ), les cantigas de amigo et les cantigas de escarnio et de maldecir qui ont un caractère satirique. Dans les cantigas de amor et les cantigas de amigo , cette lyrique galicienne-portugaise développe à sa manière les thèmes de l’amour courtois. Si cette poésie est originale, c’est moins par les thèmes que par son émouvante simplicité, son dépouillement subjectif, l’absence totale de pittoresque et la puissance obsédante des répétitions et des symétries qui ont une force incantatoire.Aux XVe et XVIe sièclesAprès 1350, la lyrique galicienne-portugaise se tait et ce silence durera presque un siècle. Le Cancionero de Baena , vaste compilation réalisée probablement en 1445 par Juan Alfonso de Baena qui la dédia au roi Jean II, ouvre une nouvelle période dans la lyrique péninsulaire. À la lyrique galicienne-portugaise a succédé une lyrique galicienne-castillane. On verra même certains poètes portugais écrire en castillan. Ce cancionero, d’une importance capitale, contient 576 compositions de 54 poètes nommés et 36 compositions anonymes. La plupart des poètes sont de la fin du XIVe et de la première moitié du XVe siècle.On ne saurait faire ici l’inventaire complet des cancioneros manuscrits ou imprimés des XVe et XVIe siècles. On peut citer les plus importants et tout d’abord les cancioneros collectifs, tel le Cancionero de Estúñiga ( ou de Stúñiga), qui doit son nom à Lope de Estúñiga, auteur de la première composition du recueil; la plupart des poèmes qu’il renferme furent écrits par des poètes de la cour du roi Alphonse V d’Aragon. Le Cancionero musical de Palacio (1520 env.) conserve 463 pièces; Le Cancionero de Uppsala , publié à Venise en 1556, conserve également 54 chansons dont quelques-unes sont l’œuvre d’Encina. Le Cancionero general , compilé par Hernando del Castillo (Valence, 1511), eut un immense succès. En 1516 fut édité à Lisbonne le Cancionero geral (ou de Resende ), qui renferme les compositions d’une douzaine de poètes castillans ainsi que des pièces portugaises. On citera encore le Cancionero de Ixar , le Cancionero d’Herberay des Essarts, qui appartint à l’interprète de François Ier, le Cancionero de Salvá , de la deuxième moitié du XVe siècle, qui renferme des pièces du marquis de Santillana, de Juan de Mena, de Montoro, de Gomez Manrique ; le Cancionero dit de Rennert ou de Garci Sanchez de Badajoz , le Cancionero de Valera , le Cancionero de Castañeda , le Cancionero de la Colombina , ceux de Coïmbre, de Rome, de Modène et de Venise. Deux recueils contiennent à la fois des pièces castillanes et catalanes: il s’agit du Cançoner del siglo XV et du Cancionero de Pero Martinez. Le Cancionero de Romances dit Cancionero Sin Año (Anvers, 1547) renferme comme son nom l’indique, des romances. Quant au Cancionero de burlas provocantes a risa , édité à Valence en 1519, il renferme essentiellement des pièces du XVIe siècle. Il convient également de mentionner l’existence des chansonniers particuliers consacrés à l’œuvre d’un seul auteur, par exemple le Cancionero de Gomez Manrique , ou le Cancionero anónimo , qui renferme les œuvres du marquis de Santillana. Ajoutons enfin que Foulché-Delbosc au début du XXe siècle a regroupé dans son Cancionero castellano del siglo XV des œuvres d’un très grand nombre de poètes.Caractères poétiques générauxPeut-on discerner des lignes générales ou une évolution dans cette importante et fort inégale production lyrique qui va du Cancionero de Baena au début du XVIe siècle?Deux tendances se manifestent dans le Cancionero de Baena , illustrées essentiellement par deux poètes: le premier, Alfonso Alvarez de Villasandino, est un poète quémandeur, bohème, qui sait manier la flatterie et la satire; le second, Micer Francisco Imperial, introduit en Espagne la poésie allégorique de Dante. On peut également diviser en deux groupes les genres poétiques du Cancionero de Baena : d’un côté, les Cantigas , à forme fixe, pièces courtes faites pour être chantées; de l’autre les Decires , pièces strophiques plus longues, du genre lyrico-narratif, indépendant de la musique et fait pour être dit. Les Cantigas chantent l’amour ou la dévotion à la Vierge. Les Decires , sans oublier l’amour, se rapportent surtout aux événements quotidiens, ils sollicitent, enseignent, font demandes et réponses. C’est dans les Decires qu’apparaissent la mythologie et l’allégorie. La strophe favorite semble y être le huitain à trois rimes, du type a-b-b-a a-c-c-a .Dans les Cancioneros de Estúñiga ou ceux de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, on rencontre peu de thèmes nouveaux, mais quelques transformations apparaissent cependant. «Ce qui frappe, c’est le ton plaintif et précieux de la poésie subjective, et, d’autre part, le caractère de plus en plus érudit, parfois même humaniste, de la poésie sérieuse» (P. Le Gentil). Dans les dits moraux, philosophiques ou religieux, dans les couronnements, éloges et visions, les tendances savantes déjà notées chez Impérial s’accentuent et se manifestent par exemple dans le goût de l’allégorie. Les vieux genres à forme fixe semblent connaître un regain de faveur. À l’exemple du marquis de Santillana, on apprécie la poésie populaire et simple, on glose de vieux refrains. La vieille cantiga prend désormais le nom de canción ou de villancico (ces chansons se composent d’un refrain suvi d’une ou de plusieurs strophes, divisées chacune en deux parties. La première est indépendante et la deuxième liée au refrain). La canción est en général plus courte et plus savante, le villancico plus long et plus populaire. L’origine de ce genre (apparenté au virelai) constitue un problème fort ardu, qui partage tenants d’une origine liturgique et partisans d’une origine islamique. Juan de Mena et le marquis de Santillana sont les deux grands poètes qui ouvrent cette nouvelle période, où s’harmonisent l’italianisme et le goût pour la chanson. Ces chansons d’ailleurs n’étaient point toujours chantées, mais, comme le montre le Cancionero musical , elles étaient les seules à être mises en musique. Aux poètes musiciens qui composaient eux-mêmes la mélodie de leurs chansons ont succédé des poètes de cour, élégants amateurs qui ne sont plus des gens de métier. Ils ne peuvent composer eux-mêmes la mélodie de leurs chansons et laissent ce soin à des professionnels, ce qui explique que, chez eux, la chanson soit moins intimement liée à la musique.Les thèmesQuels sont les thèmes traités par tous ces poètes, par Villasandino, Macías, Ruy Paez de Ribera, Ferná Sanchez de Talavera, Antón de Montoro, Fernán Pérez de Guzmán, Juan de Mena, le marquis de Santillana, Jorge Manrique et tant d’autres? À côté des thèmes de l’amour courtois apparaissent une poésie de circonstance, de caractère mondain le plus souvent, une poésie morale et didactique qui prend pour objet les vices et vertus, la fortune et la mort, une poésie religieuse, une poésie satirique. Quant aux serranillas ou chansons de serranas (montagnardes), elles sont apparentées au genre de la pastourelle, mais présentent des caractères propres. Dans les dits, débats narratifs, dans les genres dialogués, ainsi que dans les genres mineurs, devises, lettres d’amour, éloges, requêtes, complaintes, les poètes de la Péninsule traitent des thèmes et des genres qui appartiennent à un patrimoine plus large et suivent des modes. On peut, en particulier, établir de nombreux rapprochements avec la poésie française et il est certain que des poètes comme Machaut et Chartier eurent une grande influence sur la lyrique des cancioneros. Est-ce à dire que rien dans ces recueils n’est original?Si certaines modes ont été suivies, elles ne l’ont pas été servilement. Précieuse et savante, la poésie des cancioneros garde une certaine sobriété, évite l’excès d’artifice et préfère souvent aux recherches de la rhétorique les jeux intellectuels. C’est une poésie parfois «conceptiste». Elle reflète aussi certaines préoccupations morales ou religieuses. Enfin, par le goût qu’elle montre pour les vieux refrains, elle garde des liens étroits avec la tradition populaire. Le succès du Cancionero general au XVIe siècle montre qu’au moment où triomphait la mode italienne l’Espagne restait encore liée à son passé poétique.Orientations actuelles de la rechercheD’une très grande utilité sont les tentatives d’inventaire systématique et de classification par genres et par thèmes de la matière des chansonniers réalisées par ordinateur (Steunou et Knapp) ainsi que le catalogue préparé par Brian Dutton dans le but d’établir la généalogie et la filiation des recueils. De nombreuses études ont permis de mieux connaître les caractères propres des grands chansonniers ainsi que dans la mesure du possible la personnalité poétique de certains auteurs. Les grands thèmes de cette poésie ont été plus finements analysés et les problèmes de poétique approfondis et nuancés. Le problème le plus important reste toutefois celui de l’établissement des textes.
Encyclopédie Universelle. 2012.